Les Supply Chain des entreprises mondialisées sont aujourd’hui confrontées à une « polycrise ». Le contexte géoéconomique (crise énergétique, ralentissement de la croissance mondiale, guerre en Ukraine et tensions géopolitiques globales) est en effet porteur de risques et d’incertitudes pour les chaînes d’approvisionnement. Force est de constater que des blocages majeurs peuvent survenir à tout moment1 dans une économie dépendante à la « conteneurisation du monde »2. Dans cet environnement VUCA, 29% des dirigeants français et 27% des dirigeants internationaux sont soucieux d’atténuer les problèmes d’approvisionnement dans leur Supply Chain3.
Comme les autres maillons de la chaine, le secteur du transport international doit s’adapter. Les défis à relever sont nombreux et appellent de nouvelles solutions pour réduire l’exposition aux risques : digitalisation, organisation multimodale renouvelée, relocalisations et décarbonation de la chaîne.
Ralentissement du transport mondial face à des « vents contraires »
Selon le journaliste Denis Fainsilber, « tous les modes de transport font face à un changement de climat économique, une baisse de la consommation de biens durables et des stocks importants »4. Les stocks conséquents partout dans le monde et la baisse de la consommation réduisent le volume des importations totales. S’agissant du transport maritime, le chargeur Maersk constate par exemple « un recul de 2,5% de l’ensemble de ses volumes en mai [2022] ».
Le fret aérien reste également fragile : la crise de la Covid-19 a révélé l’exposition du secteur à des chocs externes. Selon l’Association du Transport Aérien International [IATA], au mois de juillet 2022, le trafic accuse une baisse de 9,7% par rapport à juillet 20215. La demande de fret a diminué dans les principales économies de toutes les régions, à l’exception des États-Unis.
Quant au transport maritime de conteneurs, qui représente 80% du commerce mondial en volume, il a subi sur la première partie de l’année 2022 une explosion des prix. Le taux de fret représente, pour une route donnée, le reflet de l’offre et de la demande et ces taux de fret « spot » ont été multipliés par six en moyenne sur l’année. Cependant, les prix records des frets et la bulle du transport maritime touchent à leur fin : la guerre en Ukraine n’arrange pas le climat des affaires et de nombreux corridors subissent une baisse de volume et donc une baisse des taux de fret. : « En Europe, sur les cinq premiers mois de 2022, les importations de conteneurs ont reculé de 3%, et les exportations de 6% » selon le cabinet norvégien Xeneta. Début novembre, le recul de l’activité du transport mondial a pris de l’ampleur. Le deuxième armateur mondial Maersk anticipe une baisse de la demande mondiale de conteneurs de 2 à 4% en 20226. Le groupe explique que « de nombreux nuages sombres se profilent à l’horizon » et cela « pèse sur le pouvoir d’achat des consommateurs, ce qui a un impact sur la demande mondiale de transport et de logistique ».
En tout état de cause, le ralentissement de la demande mondiale de fret s’explique par des vents macroéconomiques contraires, qu’il s’agisse de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêt ou de la remontée du dollar face aux autres devises. Il apparaît que « le ralentissement de l’économie et l’inflation généralisée ont commencé à gripper la Chine manufacturière »7. La baisse de la demande occidentale pour les produits manufacturés en Asie diminue ses exportations. Les acheteurs occidentaux cherchent à épuiser leurs stocks accumulés avant de procéder à de nouvelles commandes, ce qui explique aussi le ralentissement sur les axes Asie-Europe et Asie-États-Unis. Ainsi, le prix de transport maritime des conteneurs entre la Chine et le reste du monde s’est effondré : en octobre 2022, il est passé sous la barre des 2000 dollars pour un conteneur de 20 pieds, contre 5110 dollars en janvier 20228. Les difficultés du secteur se poursuivent dans la mesure où les qualités de service sont défaillantes et les durées de transit augmentées. Les chaines logistiques sont durement impactées par ces retards et les conséquences sur la gestion globale de la chaine. Les tensions géopolitiques entre la Chine et Taïwan font peser un risque supplémentaire sur les chaînes d’approvisionnement, le détroit de Taïwan étant l’une des artères les plus fréquentées du monde par les navires marchands.
Face à ces vulnérabilités, le secteur du transport international est confronté à des enjeux de trois ordres : digitalisation, renforcement de la multimodalité et décarbonation de la chaîne.
Accéder à l’information grâce à la digitalisation
Il est fondamental d’avoir accès à des informations précises et sûres pour anticiper les perturbations. La maîtrise des coûts en dépend et des solutions existent. Par exemple, la start-up Wakeo a créé un logiciel pour répondre à ces enjeux : il s’agit d’apporter de la visibilité aux entreprises sur les flux de transport multimodaux. Cette innovation permet aux clients de savoir en temps réel où sont leurs marchandises et de recalculer l’ETA. L’agrégation de données [collectées avec le partenariat des compagnies maritimes et aériennes] devient essentielle pour prévoir des retards et obtenir une vision globale sur les flux intercontinentaux9. Les enjeux de la digitalisation des différents modes transport sont pressants : une meilleure visibilité des flux et des marchandises échangées est possible en s’appuyant sur des données fiables et un SI ad hoc. Les entreprises sont encouragée à mieux cartographier leurs différents moyens de transport, pour réduire les risques d’approvisionnement dans un contexte risqué. Dès lors, il devient urgent de permettre la modification des schémas de transport en s’appuyant sur les technologies.
Renforcer le transport combiné et la multimodalité
Les entreprises gagneraient à utiliser davantage le transport combiné sur certaines portions. L’amélioration de la disponibilité des sillons ferroviaires pour le fret est un levier à actionner, dans une démarche intermodale. La multimodalité doit gagner en efficacité, tant sur le « mix » choisi que sur la cartographie de l’approvisionnement. Renforcer la part du ferroviaire dans le « mapping » transport est une piste à explorer. Par exemple, la croissance des flux sur la liaison ferroviaire Chine-Europe est caractéristique d’un recours de plus en plus constant au rail : l’axe connaissait la croissance la plus rapide au monde avant le coup d’arrêt de la guerre en Ukraine. 2021 a ainsi été nommée « Année Européenne du Rail » par la Commission Européenne et cette initiative gagnerait à se prolonger en 2022 tant les besoins d’investissement sont forts dans ce secteur. Sa digitalisation devient notamment plus que nécessaire et l’intermodalité doit être renforcée. La croissance de ce moyen de transport est bénéfique pour diversifier les options modales et ouvrir d’autres voies pour assurer les livraisons. De nombreux transporteurs proposent des liaisons multimodales [ferroviaires et maritimes] dans leurs services afin de diminuer les délais de livraison. Par exemple, DFDS Logistics combine depuis 2019 des services maritimes et ferroviaires entre la Scandinavie et la Méditerranée, en s’appuyant notamment sur une autoroute ferroviaire entre Barcelone et Bettembourg (Luxembourg). Ce plan de transport dit « ferro-maritime » « accepte les remorques routières, caisses mobiles et conteneurs avec, pour hubs de transbordement et de transit, Gand, Göteborg et Bettembourg »10. Pour répondre à des enjeux d’efficacité, notamment s’agissant de « transit time » raccourcis, le fret ferroviaire et le combiné rail-route ou ferro-maritime sont des leviers clés.
Décarboner le transport international
Le transport international est également à la croisée des chemins pour réduire son empreinte carbone. Pour mettre en place des Supply Chain plus responsables, des outils existent pour calculer les émissions afférentes au(x) transport(s) utilisé(s). Une union de start-up a permis l’éclosion de « Green Squadron », créateur d’un éco-calculateur multimodal nouvelle génération. Le logiciel permet d’entrer une ville d’origine et de destination et d’avoir accès au « transit time », aux modes de transport utilisés et à la consommation en carburant ainsi que les émissions de dioxyde de carbone, d’oxyde de soufre et de particules fines. Le rapport Terra Nova du 26 octobre 2022 insiste sur une nécessaire « métamorphose » de la logistique, vers une gestion du fret plus décarboné. Le transport de marchandises représente en effet un tiers des émissions du transport. Une réflexion sur la longueur des chaines de transport est à envisager, à la fois par souci environnemental et pour réduire les facteurs de risques liés à la distance.
Le secteur du transport est donc en train de se réinventer. Aucune entreprise ne peut envisager une optimisation de ses flux sans avoir en tête les difficultés endémiques du secteur, qui sont extrêmement différentes en fonction du mode de transport considéré. La technologie est l’une des clés pour cartographier la chaine de transport et les enjeux industriels, écologiques et de souveraineté poussent actuellement en faveur de relocalisations stratégiques et de circuits courts.
Retrouvez notre article sur les données dans le transport.
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- Quet, Flux. Comment la pensée logistique gouverne le monde, Zones, 2022, 176 p.
- -N. Giraud, La mondialisation. Emergences et fragmentations, Sciences humaine, 2012, p. 30
- Étude « CEO Outlook 2022 » de KPMG
- Les Echos, 17/08/22, Coup de frein mondial dans le transport de marchandises
- Upply, 19/09/22, Fret aérien : nouveau déclin au mois de juillet
- Les Echos, 02/11/22, Le recul de l’activité du transport maritime mondial s’amplifie
- https://www.journalmarinemarchande.eu/actualite/shipping/des-perspectives-brouillees-pour-le-conteneur : « Les exportations chinoises ont en effet été inférieures aux attentes en août, avec une croissance de 7,1%, s’établissant à environ 315 M$, après avoir augmenté de 18% en juillet. »
- Les Echos, 12/10/22, La bulle du transport maritime se dégonfle à grande vitesse
- Les Echos, 19/10/21, Wakeo veut aider les entreprises à maîtriser leur supply chain
- L’Antenne, DFDS : des liaisons « ferro-maritimes » Scandinavie-Méditerranée via la France