adameo a interviewé Jérôme Libeskind, l’expert de la logistique urbaine et fondateur de Logicités.
Quelles sont les enjeux de la logistique urbaine selon vous ?
Le premier enjeu est de réduire les « externalités négatives », c’est-à-dire les effets négatifs de la livraison. Ceci inclut l’impact sur la congestion, l’impact sur l’utilisation de l’espace public, sur les émissions de gaz à effets de serre, les polluants locaux, le bruit et l’accidentologie dans la ville.
L’enjeu, c’est aussi d’accompagner l’évolution des flux de la consommation : ce que demande le consommateur d’une part et le citoyen de l’autre. Il faut trouver un équilibre entre la volonté de réduire l’impact environnemental et celle d’accompagner l’évolution de la consommation notamment du e-commerce[1].
La pandémie a certes eu un effet, mais personne ne sait si les pratiques que nous avons connues pendant un an vont perdurer. Il y a eu une croissance très forte du e-commerce, des drives, de la livraison à domicile, etc. Je pense que c’est un peu trop tôt pour faire le bilan mais je dirais que je ne fais pas partie de ceux qui pensent que l’augmentation de 34% du e-commerce que nous avons connu va continuer au même rythme. La pandémie a permis de prendre conscience de l’importance de la logistique : nous ne pouvons pas approvisionner des magasins, des hôpitaux, des pharmacies sans logistique. Cela fait partie de la vie d’un territoire urbain.
Quelle est votre vision de la logistique urbaine sur le long terme ?
Les territoires urbains vont être de plus en plus règlementés mais à un rythme relativement lent, car les réglementations prennent du temps et leur application est compliquée. On le voit à travers les Zones à Faibles Emissions (ZFE), loin d’être simples à mettre en place. En parallèle, les pratiques de consommation évoluent à une vitesse très rapide et on ne peut maîtriser la continuité ou l’arrêt de cette tendance. Quelle est la pérennité, par exemple, des livraisons en 10 ou 15 minutes qu’on voit apparaitre dans les grandes villes comme Paris ? On sait qu’il y beaucoup d’argent derrière, mais que cela ne correspond pas nécessairement à un modèle économique et encore moins à un modèle pérenne sur le plan environnemental.
Les évolutions sociales du dernier kilomètre posent également des problèmes. Il y a une volonté de ne pas trop réglementer au niveau social en France pour l’instant, alors que d’autres pays européens commencent à réglementer plus vite comme le Royaume-Uni, l’Italie et l’Allemagne. En France, nous sommes très prudents dans ce domaine-là.
Selon moi, la livraison urbaine nécessiterait un cadre social. Il faudrait à la fois réguler la vitesse de livraison (plus on cherche à livrer vite et plus on constate d’accidents de la route) et contrôler les pratiques de paiement à la tâche à des prix très bas qui ne valorisent pas l’effort de la livraison du dernier kilomètre.
Pensez-vous que nous verrons bientôt plus de vélocargos dans nos villes ?
Je le souhaite ! Il y a eu récemment un plan national pour la cyclo logistique, c’est une bonne chose. C’est facile de commencer par mettre de l’argent mais nous avons plusieurs problèmes :
- l’organisation de l’espace public pour accueillir ces vélocargos, notamment la voierie parisienne ;
- le coût de maintenance extrêmement élevé parce que le matériel casse à cause de l’état de voierie ;
- l’absence de formation de cyclologisticien, inexistante d’ailleurs du plan national. Essayer de rouler avec un triporteur et 200kg ce n’est pas si facile, notamment dans un environnement urbain hostile, où il y a différents types de mobilités (voitures, pistes cyclables parfois étroites ou inexistantes, etc.). C’est un métier qui nécessite une formation, et créera des projets professionnels.
Le plan est donc une première étape, mais il y a certains manquements. D’autres problématiques sont la réduction du nombre de véhicules de livraison, des distances parcourues et le stationnement. Il y a toujours de plus en plus de camionnettes et de vélocargos autour de nous, mais aussi moins de place de stationnement dans les métropoles…. Probablement, les entreprises essayent à leur échelle d’optimiser le dernier km, mais d’une façon globale, le résultat n’est pas toujours le bon.
Si on veut réduire le nombre de véhicules, il faut être capable de mutualiser les moyens et les expéditions, consolider les flux. Le transporteur arrive à mutualiser car c’est son métier de mettre plusieurs chargeurs dans le même camion, mais cela ne résoudra pas tout. La mutualisation prend de nombreuses formes : une entreprise qui réalise ses propres achats peut réduire le nombre de fournisseurs, la fréquence de livraison et le nombre de camions. Certains flux peuvent se regrouper grâce à des spécialistes du dernier km qui vont agréger les flux des différents transporteurs ou chargeurs. L’impact environnemental de la consolidation et dune meilleure organisation des flux est plus important que celui de la transition énergétique. Par exemple, un commerçant va avec un véhicule vide acheter au marché de Rungis, et rentre peut-être avec son véhicule à moitié vide. C’est le problème du compte propre destinataire : les flux ne sont pas optimisés dans ce type de cas. Dans mon livre publié en 2021 Si la logistique m’était contée : 12 histoires pour comprendre l’évolution du commerce et de la livraison[2], j’étudie la comodalité : le partage du transport public des personnes. L’idée est d’utiliser certains réseaux de transport de personnes pour mettre à certaines heures creuses, tôt le matin par exemple, des marchandises dans ce réseau. Nous pourrons alors mieux organiser le flux, mieux optimiser, donc réduire le nombre de véhicules.
Les infrastructures nécessaires existent-elles ?
Une volonté publique est nécessaire. Ce n’est pas toujours le même circuit de décision. Dans beaucoup de pays, ces projets de comodalité fonctionnent déjà. C’est une question de culture, de changement des mentalités et d’expérimentation. S’il y a un tram qui commence à travailler à 6h du matin, pourquoi ne pas ajouter un wagon pour la marchandise ? Le moyen de transport existe déjà et le coût sera marginal. Il est toutefois préférable de le prévoir à l’avance pendant la conception du réseau. La question qu’il faut se poser est comment avoir des véhicules mixtes passagers/marchandises. Le consommateur est habitué à des livraisons rapides, ce qui a comme conséquence des camions parfois à moitié vides. L’optimisation et la consolidation des flux nécessitent du temps.
Comment sensibiliser le consommateur, afin qu’il change ses habitudes ?
Il y a plusieurs sujets. Il y a d’abord une question d’éducation du consommateur, qui va passer par des labels, il y a déjà un certain nombre de textes ou de propositions. Si vous avez plusieurs solutions de label vert ou rouge, vous allez vous poser la question. Les labels peuvent faire évoluer les pratiques d’achat.
Il faudra aussi aller vers des solutions pour mieux organiser le colis e-commerce, éviter la livraison unitaire à domicile, cela pourra être le point relais, la consigne, dans les immeubles, qui peuvent permettre de réduire l’impact environnemental de l’e-commerce. Le vide est un peu dans le camion mais beaucoup dans le colis. Quand on commande sur internet, il y a un phénomène de démultiplication de volume transporté à cause des colis eux-mêmes, par rapport à des colis livrés en magasin qui vont être optimisés. Au lieu d’avoir un carton de 12/24 produits, un produit unitaire se trouvera dans un carton surdimensionné par rapport au produit. Il s’agit d’organiser l’e-commerce au lieu de lutter contre lui.
Quelles sont les innovations expérimentées dont on pourrait s’inspirer dans les grandes métropoles du monde ?
Chaque ville est différente et il y a des adaptations à faire. En Suisse par exemple, il y a un projet de construire un réseau de transport souterrain de véhicules robotisés pour la distribution de produits dans des villes. C’est extrêmement innovant et cela répond à des spécificités des vallées suisses qui sont très congestionnées, très urbaines et très industrielles. Au Japon, il y a une gestion de la proximité avec des organisations logistiques de proximité dans les quartiers. La ville du quart d’heure, ça existe déjà au Japon, avec de la mobilité douce pour livrer le dernier km, à pied, avec les chariots et en utilisant la cyclologistique. Ce sont des bons exemples, pratiques qui peuvent être utilisés dans différentes villes du monde autour de la consolidation de flux et de la cyclologistique. Les villes se challengent dans un contexte de « smart city » et elles essaient d’innover selon leurs contraintes
Pensez-vous que dans 40 ans la logistique sera toujours un sujet important pour la ville ?
Il y a une dynamique, une prise de conscience de ces enjeux. Les élus comprendront que c’est un sujet inévitable. Il y a des enjeux de compétitivité internationale de la ville, mais aussi de maitrise de son impact environnemental. Le fonctionnement de la ville, sa forme, son étalement ont des conséquences environnementales sur la logistique. Et inversement. C’est sujet qui échappe encore trop souvent à beaucoup d’élus. Il faut prendre en compte la géographie urbaine, prendre en compte les acteurs économiques et les habitants. Evitons de mettre en place des solutions contre eux ! Il faut avoir une gouvernance forte sur ce sujet, parce que c’est un sujet transverse : il touche à l’urbanisme, à l’environnement, à la mobilité, au commerce. Cette gouvernance traduit les objectifs des acteurs économiques et des habitants.
Pour en savoir plus, découvrez les missions de logistique urbaine que nous avons récemment menées auprès de nos clients :
- Étude d’implantation et dimensionnement d’un Drive piéton automatisé
- Installation d’un système de micro-préparation de commandes automatisé en plein cœur de Paris
[1] Jérôme Libeskind consacre une part importante au e-commerce dans son livre La logistique urbaine, les nouveaux modes de consommation et de livraison, paru en 2015.
[2] Jérôme Libeskind, Si la logistique m’était contée : 12 histoires pour comprendre l’évolution du commerce et de la livraison, FYP, 2021, 248 pages.